© Frédéric KLEMCZYNSKI / Divergence
Ministre de la Fonction publique de 1981 à 1984, Anicet Le Pors, le ‘père du statut’ revient sur les fondamentaux qui ont prévalu à sa création, analyse les critiques dont il est l’objet et pense ses évolutions sous le prisme sociétal actuel.
Anicet Le Pors, le ministre de la fonction publique qui, en 1983, fut le fondateur du statut des fonctions publiques sera notre invité d’honneur, le 22 juin, pour la célébration des 40 ans du statut, et plus largement, des agents des trois versants de la fonction publique. Il revient pour la Gazette sur les principes qui ont gouverné la mise en place de ce vaste édifice législatif qui, 40 ans plus tard, et bien que modifié à de nombreuses reprises, continue de fournir l’architecture des agents qui rendent les services publics.
Il y a quarante ans, pensiez-vous que le statut de fonctionnaire atteindrait cet âge ?
Depuis la deuxième guerre mondiale, trois textes ont exprimé la conception française républicaine de la fonction publique sous la forme d’un statut général des fonctionnaires. Le premier, par la loi du 19 octobre 1946 peut être considéré comme fondateur de la notion de fonctionnaire citoyen opposée à celle de fonctionnaire sujet qui avait prévalu pendant un siècle et demi auparavant : il comportait 145 articles et avait été adopté à l’unanimité de l’Assemblée nationale constituante. Le deuxième formulé par l’ordonnance du 4 février 1959, était surtout la conséquence du nouveau partage réalisé par la constitution de la Ve République entre les champs respectifs de la loi et du décret, il ne comportait que 57 articles, mais s’il abrogeait le texte précédent, il en conservait les dispositions fondamentales. Il aura duré 24 ans. Le troisième, initiée par la loi du 13 juillet 1983, s’est voulu fédérateur en incluant dans son champ d’application les agents publics des collectivités territoriales et des établissements publics hospitaliers et de recherche, alors que les textes statutaires précédents ne concernaient que les fonctionnaires de l’État.
Je me suis moins soucié à l’époque de spéculer sur la durée de vie du statut que de fonder une architecture statutaire rationnelle sur les réalités de la fonction publique : elle est le résultat d’un effort collectif, a un caractère structurel et doit nécessairement s’inscrire dans le long terme. Finalement, le statut fut soutenu par l’ensemble des syndicats, et si les maires exprimèrent alors quelques réserves, ils sont aujourd’hui majoritairement favorables à cet encadrement statutaire qui leur assure une sécurité juridique.
Durant les débats parlementaires sur ce texte, on évoquait déjà le besoin d’une grille indiciaire commune aux fonctionnaires de la FPE et de la FPT, ou encore la rigidité du statut face au besoin de missions courtes. 40 ans après, quel regard portez-vous sur ces remarques ?
Ces interrogations étaient légitimes et elles ont fait l’objet de débats. Mais pour en comprendre le sens, elles doivent être éclairées par le contexte de l’époque. Le président de la République, François Mitterrand, ayant fait de la décentralisation une priorité, le ministre de l’intérieur, Gaston Defferre avait été chargé de préparer un projet de loi en ce sens. Si ce projet contenait bien la promesse de garanties statutaires renforcées pour les agents communaux, il les maintenait cependant au sein d’une fonction publique d’emploi, c’est-à-dire liant strictement l’agent a son métier, ce qui avait été à la base de la situation d’infériorité dans laquelle les agents publics de la territoriale avaient été placés jusque-là. Je suis alors intervenu le 27 juillet 1981 à l’Assemblée nationale, soit un mois après mon entrée au gouvernement, pour dire qu’il ne pouvait pas y avoir dans notre pays, deux systèmes de fonction publique et j’ai appelé le Parlement a une importante œuvre législative dont le champ d’application couvrirait l’ensemble de la fonction publique nationale et locale. Cette homogénéisation des garanties pour les agents publics, nationaux, territoriaux, rejoints bientôt par les hospitaliers, afin de faire de tous des fonctionnaires de plein droit.
Finalement, le statut fut le résultat de quatre choix essentiels. La notion de fonctionnaire citoyen héritée de la loi de 1946. Puis, le système de la carrière couvrant l’ensemble de la vie professionnelle de l’agent. Ensuite, le respect d’un juste équilibre entre le principe d’unité de la République et celui de libre administration des collectivités territoriales conduisant à la création d’une fonction publique à « trois versants ». Enfin, la référence à trois principes essentiels ancrés dans notre histoire : l’égalité, l’indépendance, la responsabilité.
On déduit alors, sur ces bases, les réponses aux interrogations posées. Dans un ensemble devenu homogène, rien n’empêchait plus les gouvernements et les administrations de s’entendre sur des grilles uniques dont il faut préciser qu’elles relevaient des décrets d’application du statut plutôt que de sa partie législative. En ce qui concerne l’existence de contractuels, elle a toujours été mentionnée dans les textes statutaires pour des emplois très spécifiques, et à condition que ce recrutement ne se substitue pas au recrutement des fonctionnaires qui eux ont vocation à occuper des emplois permanents et sont admis après un concours.
Dans la territoriale, beaucoup se plaignent des rigidités du statut (recrutements, discipline…). Partagez-vous ce constat ? Que leur répondez-vous?
Que, me référant au texte d’origine du statut de 1983, cette appréciation est erronée, que le statut est fait comme toute loi pour être appliqué, qu’il ne faut pas confondre, comme c’est souvent le cas, règles statutaires et actes de gestion. Mais les centaines de modifications du statut intervenues en 40 ans ont pu rendre le constat actuel plus discutable. Dans ce cas, il faut être précis et concret, dire en quoi le recrutement se traduit par une rigidité, dire quelle rigidité on critique en matière de procédure disciplinaire, etc. S’il s’agit de rigidité ayant pour cause la pratique administrative, alors les actions critiquées doivent être déférées au contentieux administratif. Mais derrière les critiques ponctuelles peut aussi se dissimuler une hostilité au statut lui-même.
Quelle a été la toute première brèche dans le statut selon vous ?
Je vous remercie par cette question de me permettre d’illustrer par un exemple ce qui précède. Il s’agit de la loi du 13 juillet 1987 relative à la fonction publique territoriale, dite loi Galland dont je ne retiens que deux dispositions.
La première remplace le mot « corps » par le mot « cadre ». Lorsque le projet est passé devant l’assemblée générale du Conseil d’État, j’ai demandé aux représentants du gouvernement de m’en donner la raison. Ils ne m’en ont donné aucune au fond sinon que c’était dans un souci de différenciation de la fonction publique territoriale.
La deuxième est le retour du système des « reçus-collés » conduisant à publier la liste des admis à un concours par ordre alphabétique plutôt que par ordre de mérite, avec comme conséquence, qu’un candidat classé en tête des admis par ordre de mérite à un concours, pouvait n’être jamais nommé dans un emploi.
Ces dispositions introduisant de l’hétérogénéité dans le dispositif statutaire d’ensemble, ont eu pour effet de nuire à la comparabilité des situations des fonctionnaires des trois versants, de contrarier la mise en place de dispositifs commun aux trois fonctions publiques et de faire obstacle à la mobilité entre elles, mobilité élevée au rang de garantie fondamentale par le statut de 1983.
Quels doivent être les garde-fous pour les années à venir, tant pour les employeurs publics que les agents ?
Les services publics, dont la fonction publique regroupe les quatre cinquièmes des effectifs, sont un enjeu de société car leur finalité étant l’intérêt général. Ils tendent à se dégager des lois du marché. C’est pourquoi le statut général des fonctionnaires, tout au long des 40 dernières années n’a cessé d’être attaqué, soit sous forme d’offensives frontales soit par le moyen de transformations souterraines.
Les offensives frontales ont commencé avec la loi Galland que je viens d’évoquer. Elles se sont poursuivies avec l’évocation par le rapport annuel du conseil d’État de 2003 du contrat comme possible « source autonome du droit » de la fonction publique. Le président Sarkozy en 2007, a défendu l’idée. du « contrat de droit privé négocié de gré à gré » comme moyen de recrutement courant dans la fonction publique. Le livre blanc Silicani en 2008, a poursuivi la même démarche, opposant le contrat à la loi, le métier à la fonction, la performance individuelle à l’efficacité sociale. La crise financière a révélé le service public comme efficace « amortisseur social » de la crise et arrêté momentanément les offensives. Elles ont repris avec la loi dite de transformation de la fonction publique du 6 août 2019 complétée par une codification tendancieuse du statut entrée en vigueur au début de l’année 2022. Le nombre d’articles passant de 400 en 1983, à quelques1300 aujourd’hui. Sur la même période, des centaines de modifications statutaires, dont beaucoup de dénaturations ont opéré une sorte de « mitage » du statut pouvant conduire à son effondrement.
La réforme engagée par la loi de 2019 conduirait à une tout autre conception de la fonction publique que celle portée par le statut de 1983. Elle pourrait se résumer en trois volets : alignement du public sur le privé, recrutement massif de contractuels, renforcement du pouvoir discrétionnaire des exécutifs. Les risques seraient d’une particulière gravité : confusion des finalités publiques et privées, multiplication des conflits d’intérêts, captation de l’action publique par les puissances financières. C’est contre cette évolution que doivent être élevés des garde-fous par tous les fonctionnaires, quel que soit leur niveau hiérarchique.
Comment qualifiez-vous l’évolution des valeurs du service public aujourd’hui ? Quelles sont celles que vous aimeriez entendre de la bouche d’un jeune souhaitant travailler dans la fonction publique ?
J’évite en général de faire référence aux valeurs. J’en ai écarté la mention dans l’élaboration du statut de 1983. Les valeurs participent avec d’autres concepts, tels que l’éthique, la déontologie, la bonne conduite, etc.de ce que les américains appellent le « droit souple ». Ces concepts souvent imprécis et peu normatifs sont généralement préférés par les partisans de la société de marché aux règles plus contraignantes du droit positif. Au surplus, ils sont souvent évoqués pour faire diversion aux problèmes du moment, par exemple la question des rémunérations ou des conditions de travail, des fonctionnaires. Cela dit, il faut accorder la plus grande attention à l’évolution de tous les déterminants historiques de la fonction publique.
Pour ma part je distingue trois tendances lourdes qui conditionnent fortement l’état actuel des services publics. La première est l’affirmation pluriséculaire de l’autonomie des collectivités publiques qu’accompagne une extension des administrations. La deuxième est une socialisation croissante des financements consacrés à la satisfaction des besoins fondamentaux et au maintien de la cohésion sociale. La troisième, est la maturation de concepts juridiquement reconnue qui nous concernent directement : intérêt général, service public, fonction publique. Aussi je préfère me référer à des principes comme je l’ai fait précédemment. C’est pourquoi j’aimerais qu’un jeune souhaitant exercer dans la fonction publique, me dise comment il conçoit sa responsabilité personnelle de fonctionnaire citoyen.
Que diriez-vous à vous à un jeune qui vous demanderait : pourquoi je deviendrais fonctionnaire, aujourd’hui ?
C’est dans le service public que se trouvent les tâches les plus nobles, les plus complexes et par-là les plus susceptibles d’entraîner des vocations parmi les jeunes. Mais encore faut-il que ces activités bénéficient de la considération qu’elles méritent, et soient dotées des moyens nécessaires à leur accomplissement. Telle n’est pas la situation d’aujourd’hui, y compris de la part des plus hautes autorités de l’État. Il faut donc agir pour changer cette situation.
Mais, sans attendre une réponse hypothétique venue d’en haut, je souhaite que les fonctionnaires, leurs organisations syndicales et leurs associations, des groupes de travail de chercheurs engagent dans différents domaines des réflexions sur le fond et ouvrent les chantiers d’une réelle transformation progressiste de la fonction publique.
Des chantiers théoriques, par exemple pour approfondir la notion d’intérêt général, préciser le périmètre des services publics, réfléchir à l’adéquation entre services et secteur publics, rendre opérationnelle la notion d’efficacité sociale.
Des chantiers juridiques pour faciliter la mise en œuvre de la garantie fondamentale de mobilité, expliciter et enrichir l’expression de la citoyenneté dans les administrations. Des chantiers méthodologiques en mettant au point les outils d’une véritable gestion prévisionnelle des effectifs et des qualifications et revoir l’ensemble des classements et grilles indiciaires. Le jeune aura alors devant lui tous les éléments pour se forger une opinion, sans que j’aie besoin moi-même d’intervenir.
En 1983, une charte d’engagements réciproques agents-usagers a été proposée. Serait-elle à remettre au goût du jour pour tenter de remédier au manque de reconnaissance et de respect signalé par les agents ?
En effet. Le statut de 1983 à prévu une protection fonctionnelle de l’agent public victime d’actes de tiers usagers. Mais j’ai voulu donner une représentation plus large des relations entre l’administration et les usagers sous la forme d’une charte. Je souhaitais y inclure les textes déjà existants sur le sujet : accès aux documents administratifs, informatique et libertés, motivation des actes administratifs, archives, etc. qui auraient été complétés par d’autres dispositions à établir relatives, par exemple, à la responsabilité de l’administration, des dispositions intervenues depuis relatives aux consultations populaires locales, aux études d’impact, à la commission nationale du débat public, etc.
Un travail important sur le sujet a été réalisé qui a conduit le président de la République François Mitterrand à dire sa confiance dans le projet de charte à l’occasion de la présentation des vœux des corps constitué le 4 janvier 1983 soulignant qu’il en attendait, « respect pour les fonctionnaires et considération pour l’usager ».
Malheureusement, il changea d’avis un mois plus tard à l’occasion de son ralliement aux politiques néolibérales dans lesquels étaient engagés les principaux pays occidentaux. Le projet de charte était l’un des actes à bannir pour laisser le champ libre à la concurrence. En application de ce tournant de la rigueur, le ministre de l’Économie et des Finances Jacques Delors, s’est engagé à Bruxelles à supprimer l’indexation des salaires par rapport aux prix. Ce revirement a eu pour la fonction publique une double conséquence. Premièrement, c’était la fin de la politique négociée des rémunérations, elle ne s’en est pas remise depuis. Deuxièmement, c’était la fin programmée du projet de charte qui a été réduite à un décret du 28 novembre 1983 sur les relations entre l’administration et les usagers. Il faudrait, bien sûr, remettre cette question sur le chantier.
Comment rêvez-vous la fonction publique dans 40 ans ?
Il y a quelques années un courant d’opinion tentait de nous convaincre que nous en étions à la fin de l’histoire et qu’il était inutile de rêver à un autre système car il n’y en avait pas d’autre que celui dans lequel nous vivions. L’analyse géopolitique du monde aujourd’hui infirme cette idéologie. Je pense que nous sommes, au contraire, dans un moment de l’histoire, où sont appelés à se développer, les interdépendances, les coopérations, les solidarités, les valeurs universelles, les droits communs. Or, dans notre pays, ces différents concepts se condensent en une idée : le service public. Je pense donc que nous pourrions connaitre avant la fin du XXIe siècle un nouvel « âge d’or » du service public.
Il faut sans doute savoir rêver, mais en restant lucide. L’heure est aujourd’hui à l’action.
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