Réflexion: Le statut général des fonctionnaires : une modernité ancrée dans l’histoire, Anicet Le Pors

 

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Journée d’étude UGICT – Anicet Lepors

« Les fonctionnaires, voilà l’ennemi », a pu titrer à la une le Monde diplomatique évoquant les campagnes de dénigrement répétées dont font l’objet les fonctionnaires suspectés de bénéficier d’une privilégiature en raison de leur statut défini par la loi [1][1]Voir la rubrique « Pour aller plus loin ».. Or, il ne s’agit pas là d’un choix discrétionnaire, mais d’une condition nécessaire pour que la nation dispose d’une administration pleinement au service de l’intérêt général, et neutre vis-à-vis des pressions partisanes. Ce statut est l’aboutissement d’une très longue histoire pluriséculaire qui, à travers de multiples contradictions, a permis de dégager des concepts et des principes constitutifs de la conception française de la fonction publique. Mais il s’agit d’une création continue et ce n’est pas la fin de cette histoire.

Des tendances historiques lourdes

2 Trois tendances lourdes peuvent être distinguées. Il s’agit en premier lieu, de la sécularisation du pouvoir politique. En France, au tournant des XIIIe et XIVe siècle le roi Philippe le Bel impose sa volonté à la papauté et crée le conseil d’État du roi compétent pour traiter les affaires impliquant le pouvoir politique et administratif introduisant ainsi une nette distinction entre le public et le privé. Il est moins roi par la « grâce de Dieu » qu’en raison de son autorité propre. Sous la monarchie absolue l’appareil d’État considérablement développé se différencie de la personne du roi et tend à s’autonomiser. L’État devient alors objectif de conquête des organisations politiques animant la société. Cette autonomisation et sécularisation du pouvoir exécutif s’accompagne d’une forte extension de l’administration.

3 En deuxième lieu, on observe une socialisation des financements nécessaires pour garantir la cohésion sociale et répondre à des besoins fondamentaux devenus inéluctables. Cette évolution se mesure par la progression de la dépense sociale et des prélèvements obligatoires qui ne dépassaient pas 15 % du produit intérieur brut (PIB) en France avant la Première Guerre mondiale pour atteindre aujourd’hui 45 % avec un « effet de cliquet » dont les gouvernements successifs au cours des dernières décennies n’ont su se défaire en dépit de leurs engagements. Cette socialisation se caractérise aussi par la part croissante prise par l’emploi public, aujourd’hui 5,7 millions de fonctionnaires ou assimilés représentant environ 20 % de la population active totale.

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« L’intérêt général ne se réduit pas à la somme des intérêts particuliers. »

 

5 En troisième lieu, on observe sur le long terme une maturation et une affirmation de concepts concourant à la sécularisation et à la socialisation qui viennent d’être évoquées. L’intérêt général, catégorie éminente en France, très contradictoire et de forte densité politique, ne se réduit pas à la somme des intérêts particuliers, selon la conception courante dans les pays anglo-saxons. Le service public que Montaigne évoquait déjà dans ses Essais en 1580, participe d’une tradition de notre pays et n’a cessé d’affiner sa théorisation à partir des travaux, à la fin du XIXe siècle, de l’École de Bordeaux, dite « du service public », réunissant des juristes de renom, impulsée par Léon Duguit. Quant à la fonction publique, elle est le produit de deux lignes de forces antagoniques : d’une part, une conception autoritaire dominée par le principe hiérarchique qui débouche sur la conception du fonctionnaire-sujet qui a prévalu pendant le XIXe siècle est la première moitié du XXe, d’autre part, la conception démocratique, fondée sur la responsabilité de l’agent public et qui aboutit à la conception du fonctionnaire-citoyen retenue depuis 1946.

L’affirmation du fonctionnaire-citoyen

6 Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) ne prévoyait pas de réformes spécifiques pour l’administration et la fonction publique, mais l’appel à une large démocratisation créait des conditions favorables à leur conception. Le général de Gaulle souhaitait aussi pouvoir s’appuyer sur une administration loyale et efficace. Les premières mesures furent prisent par l’ordonnance du 9 octobre 1945 : création de l’École nationale d’administration (ÉNA), d’une direction de la fonction publique, de corps d’administrateurs et de secrétaires administratifs, des Instituts d’études politiques (IEP), etc. Maurice Thorez, secrétaire général du parti communiste français (PCF), fut nommé ministre d’État, chargé de la fonction publique le 21 novembre 1945. Il dut franchir de nombreux obstacles pour faire adopter un statut législatif démocratique : le changement d’orientation de la Fédération générale des fonctionnaires-CGT jusque-là favorable à un « contrat collectif » et qui combattait l’idée d’un « statut-carcan », l’opposition d’un certain nombre de hauts fonctionnaires conservateurs, des différences d’orientation importantes avec le MRP et la CFTC, l’hostilité de nombreuses personnalité politiques et de parlementaires craignant une influence excessive des communistes. Finalement le statut général des fonctionnaires fut adopté à l’unanimité par l’Assemblée nationale constituante et la loi du 19 octobre 1946 consacra à la conception du fonctionnaire-citoyen.

7 Le statut ne concernait que les fonctionnaires de l’État, c’est-à-dire, 1 105 000 agents publics. Les agents des collectivités territoriales n’étaient pas pris en compte par ce statut. Ils bénéficièrent cependant de dispositions statutaires nouvelles par une loi du 28 avril 1952, tandis que les personnels des établissements hospitaliers étaient également l’objet de dispositions statutaires par un décret-loi du 20 mai 1955. Le statut mit dans la loi de très nombreuses garanties pour les fonctionnaires en matière de rémunération, d’emploi, de carrière, de droit syndical, de protection sociale et de retraite.

8 Lors de l’avènement de la Ve République, l’ordonnance du 4 février 1959 abrogea la loi du 19 octobre 1946, mais les dispositions essentielles du statut furent conservées si le nombre d’articles fut ramené de 145 à 57 en raison d’une nouvelle définition des champs respectifs de la loi et du décret dans la Constitution. Le mouvement social de 1968 ne modifia pas ce dispositif. L’élection de François Mitterrand à la présidence de la République le 10 mai 1981, permit d’ouvrir un nouveau chantier statutaire.

Du statut fondateur au statut fédérateur

9 François Mitterrand ayant fait de la décentralisation une priorité chargea son ministre de l’Intérieur Gaston Defferre de préparer un projet de loi qui envisagea notamment un renforcement des garanties statutaires des agents publics territoriaux. Le premier ministre Pierre Mauroy arbitra en faveur d’un système unifié sur proposition du ministre de la Fonction publique [2][2]Intervention à l’Assemblée nationale sur la présentation du…. L’architecture du nouveau statut général des fonctionnaires fut élaborée sur la base des quatre choix suivants.

10 Premièrement, la conception du fonctionnaire-citoyen dans la filiation du statut de 1946.

11 Deuxièmement, le système de la carrière couvrant l’ensemble de la vie professionnelle du fonctionnaire pour ne pas l’enfermer strictement dans un métier caractéristique du système dit « de l’emploi ».

12 Troisièmement, la recherche d’un équilibre entre unité et diversité et donnant naissance à une fonction publique « à trois versants » : État, collectivités territoriales, établissements publics hospitaliers.

13 Quatrièmement, la référence à trois principes fondamentaux ancrés dans l’histoire : égalité, indépendance, responsabilité.

14 Ce statut unifié était composé à l’origine de 400 articles en quatre lois concernant 4,6 millions de fonctionnaires ou assimilés [3][3]Loi du 13 juillet 1983 sur les droits et obligations des….

15 Au cours des quatre décennies qui suivirent ; ce nouveau statut fut constamment l’objet d’attaques, certaines frontales, d’autres par la voie de dénaturations ponctuelles avec comme objectif central le recrutement de contractuels.

16 La loi dite « de transformation de la fonction publique » du 6 août 2019 est caractéristique à cet égard. Elle peut être résumée de la façon suivante : alignement du public sur le privé, recrutement massif de contractuels, renforcement du pouvoir discrétionnaire de l’exécutif. Il s’agit d’une tout autre conception de la fonction publique que celle des statuts du lendemain de la Libération en 1946 et de l’alternance survenue en 1981. Elle présente trois risques :

  • la confusion des finalités du service public et du privé,
  • le risque de conflits d’intérêts,
  • la captation de l’action publique par les puissances dominantes de l’économie de marché.

18 L’ensemble statutaire ainsi dégradé et devenu obèse a fait alors l’objet d’une codification qui, bien que réalisée à droit constant, a retenu une présentation tendancieuse marquée moins par le souci d’une présentation claire de l’explicitation des droits et obligations des fonctionnaires que par des préoccupations de gestion managériale des ressources humaines [4][4]Ordonnance n° 2921-1574 du 24 novembre 2021 portant…. Il reste que la crise actuelle des services publics a révélé le fiasco du nouveau management public (NMP) entraînant la disparition de l’ÉNA qui prétendait en être le temple.

Le défi de la modernité

19 Dans ces conditions, que faire [5][5]Voir l’ouvrage d’Anicet Le Pors et Gérard Aschieri dans la… ? Certainement pas l’alignement du public sur le privé, solution fruste et paresseuse. En effet, la référence au contrat de droit privé d’entreprise renvoie vers l’objectif de cette dernière : la maximisation du taux de rentabilité interne ou le retour sur investissement. L’objectif de l’entreprise privée est unidimensionnel, le reste est secondaire. Au contraire, l’objectif du service public dont la fonction publique représente les quatre-cinquièmes des effectifs est l’intérêt général, qui est multidimensionnel et doit essentiellement veiller à : la couverture des besoins fondamentaux de la population, l’ordre public, la préservation du modèle social, la transition écologique, la souveraineté nationale, la politique migratoire et d’asile, la paix dans le monde et la place qu’y occupe la France, etc. C’est donc le NMP qui est inapproprié et non le statut général des fonctionnaires.

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« La fonction publique, c’est d’abord un effort collectif et solidaire. »

 

21 Pour fonder rationnellement et démocratiquement la fonction publique il faut partir de sa réalité. La fonction publique, c’est d’abord un effort collectif et solidaire. Elle ne peut donc se dispenser d’un soutien des organisations représentatives des fonctionnaires, du respect du droit à la négociation, d’un système ambitieux de formation continue. La fonction publique se définit aussi par son caractère structurel qui implique qu’elle suive l’évolution des techniques, des besoins essentiels, des contextes nationaux et internationaux. La fonction publique doit inscrire son avenir dans le très long terme et ne saurait être guidée par le seul principe de l’annualité budgétaire. L’action publique actuelle ne reconnaît pas ces réalités et ne fonctionne que par dénigrement, dénaturations recouvrant un immobilisme sur l’essentiel. La refondation nécessaire dans les services publics et plus précisément dans la fonction publique exige d’énormes efforts de natures différentes.

22 Théorique d’abord, par exemple pour préciser le périmètre des services publics, régaliens et non régaliens, donner un contenu scientifique à la notion multidimensionnelle d’efficacité sociale.

23 Juridique ensuite, pour traduire dans le droit la reconnaissance par le statut de la mobilité comme garantie fondamentale, pour préciser la notion de responsabilité du fonctionnaire.

24 Méthodologique enfin, pour opérer une révision d’ensemble des grilles de qualifications et mettre au point une véritable gestion prévisionnelle programmée des effectifs et des compétences donnant toute sa place au calcul économique et sa portée à la démocratie.

Notes

  • [1]
    Voir la rubrique « Pour aller plus loin ».
  • [2]
    Intervention à l’Assemblée nationale sur la présentation du projet de loi de décentralisation le 27 juillet 1981.
  • [3]
    Loi du 13 juillet 1983 sur les droits et obligations des fonctionnaires, loi du 11 janvier 1984 relative au statut des fonctionnaires de l’État, loi du 26 janvier 1984 relative à la fonction publique territoriale, loi du 9 janvier 1986 relative à la fonction publique hospitalière.
  • [4]
    Ordonnance n° 2921-1574 du 24 novembre 2021 portant partie législative du code général de la fonction publique.
  • [5]
    Voir l’ouvrage d’Anicet Le Pors et Gérard Aschieri dans la rubrique « Pour aller plus loin ».
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/02/2023
https://doi.org/10.3917/apdem.065.0016
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