Contre le management toxique : les leçons d’une expérience chez Michelin (Harvard Business Reims)

 

Contre le management toxique : les leçons d’une expérience ouvrière chez Michelin

De nombreuses entreprises adoptent aujourd’hui des modes de management plus participatifs, moins hiérarchisés (« Reinventing Organizations », de Frédéric Laloux, Diateino, 2015). Ce changement est dû à plusieurs facteurs, tels que le développement du travail hybride, les nouvelles attentes des salariés et la RSE. Dans ce contexte, il peut sembler surprenant de s’intéresser au management toxique. Un phénomène associé à un style de management dépassé, que d’aucuns pensaient révolu.

Or, malgré les efforts réels pour transformer les pratiques managériales, on constate encore trop souvent des comportements de managers contraires aux principes d’un management respectueux et responsabilisant.

Le management à l’épreuve des réalités

Le philosophe d’entreprise Thibaud Brière en a fait l’amère expérience. Recruté par une entreprise qui affichait un modèle managérial respectueux des personnes, il était chargé de diffuser ce modèle par la sensibilisation et la formation. Mais progressivement, il a réalisé que son organisation manipulait ses salariés par un discours enchanteur, qui contrastait avec la réalité bien plus sombre qu’ils vivaient. Cette réalité se caractérisait par le classement des employés en trois catégories, l’une d’entre elles étant destinée à être écartée par tous les moyens légaux possibles (« Toxic Management », Robert Laffont, 2021).

Même les grandes entreprises qui ont mis en place des méthodes de management responsabilisantes ne sont pas à l’abri (« Humanocratie », de Gary Hamel, Diateino, 2021). Cette chronique évoque ainsi le cas d’une organisation, Michelin, qui a précisément mis en place des actions pour lutter contre le management toxique. Elle s’appuie pour cela sur le témoignage d’un ouvrier qui a travaillé dans ce groupe pendant près de 40 ans.

Le management toxique et bienveillant sur le terrain : des réalités vécues pendant 40 ans

Il faut probablement commencer par rappeler ce qu’est un manager toxique. Il s’agit d’un manager qui accorde plus d’importance à son pouvoir qu’à ses responsabilités. Il voit ses collaborateurs comme des outils, sans se soucier de leurs besoins ou de leurs sentiments. Il cherche constamment affirmer sa supériorité et à montrer son savoir, avant même d’écouter ses collaborateurs. Il est aussi manipulateur et habile, car il sait parfaitement simuler l’empathie, l’écoute et la bienveillance en présence de sa hiérarchie. Il se transforme ainsi en un véritable caméléon, ce qui rend sa détection plus difficile.

Voici deux exemples de managers toxiques, rapportés par le co-auteur de cette chronique, Jean-Michel Frixon, ouvrier retraité de Michelin (« Michelin, Matricule F276710 », Nombre 7 Editions, 2021) :

Manager toxique 1

Un jour, je suis dans mon bureau, et mon manager me donne des consignes pour le travail. Mon portable sonne, et je regarde brièvement l’origine de l’appel. Je m’aperçois que c’est mon fils Guillaume, je m’excuse auprès de mon chef, je prends son appel car il n’a pas pour habitude de m’appeler pour un motif futile. « Oui, papa, je t’appelle, car je suis content de t’annoncer que ça y est, j’ai ma carte de journaliste ! Je viens de valider ma 3ème année d’étude ! ». « Superbe Guillaume, je suis si heureux ! J’en ai les larmes aux yeux ! Je te rappelle dans 5 minutes, je suis trop content ! ».

Mon manager qui assiste à la scène, me dit : « A priori, à te voir c’est une bonne nouvelle ? ». « Oui, effectivement, je suis hyper content ! Mon fils vient d’obtenir sa carte de journaliste, et va faire le métier qu’il a choisi ! ». Mon manager me répond sèchement : « Ah bon ? Ton fils a fait des études ? ». Et ajoute : «  Parce que moi, ma fille, elle est infirmière, et elle a Bac + 5 ! ». Sans le moindre compliment envers moi, il quitte le bureau d’un pas pressé.

Manager toxique 2

Au bilan annuel, mon manager, me félicite pour mon excellent travail, et de ce fait, est très content de moi. «  Voilà ta feuille d’augmentation, tu prendras connaissance de celle-ci à ton bureau ».

Je reste dans son bureau, et je regarde au coin de la feuille le chiffre de mon augmentation, où brille au crayon à papier, un magnifique 0% ». Question : Je fais comment, pour marcher sur les pas de mon chef ? Oui, comment ?

Même si certains managers peuvent être toxiques, il existe aussi des managers bienveillants, comme en témoigne l’exemple ci-dessous.

Manageuse bienveillante

Cette jeune manageuse a succédé à l’immonde manager ci-dessus. Il me reste 3 années à faire avant de partir en retraite. Elle m’a confié (après quelques semaines) que son prédécesseur m’avait décrit comme le plus mauvais élément de l’atelier. J’ai eu très mal, oui très mal. Mais elle s’est empressée d’ajouter :

« Ce qu’il a oublié, c’est lorsque je reprends une équipe, je remets tous les compteurs à 0 ! Et j’ai vu en peu de temps Jean-Michel, combien tu es un vrai professionnel, et sur lequel je peux compter tous les jours… ».

Sans rien changer de moi et de ma façon de travailler, elle m’a fait changer plusieurs fois de coefficients, obtenu de fortes augmentations, et promu référent (formateur) de mon poste de vérificateur. Grâce à elle, je ne venais plus la boule au ventre en badgeant. J’étais enfin heureux d’aller au travail. Par son sens de l’équité, de respect, de confiance et de considération, elle obtenait le meilleur de chacun d’entre nous. Je n’ai pas peur d’écrire et d’affirmer que nous l’aimions tout autant que nous la respections. Nous travaillions pour une entité… mais aussi pour elle. Un manager qui dirige avec le cœur accomplira des miracles et aura une armée derrière lui.

Comment en finir avec le management toxique

Pour lutter contre les managers toxiques, les entreprises doivent d’abord définir clairement leurs attentes vis-à-vis de leurs managers. Ces attentes doivent être communiquées de manière régulière et sous différentes formes, notamment par la raison d’être, les valeurs et le modèle de leadership de l’entreprise.

Des formations obligatoires doivent également être mises en place pour garantir que chacun comprenne bien ces attentes. Le système d’appréciation annuelle doit évidemment être cohérent avec ces attentes.

L’entreprise est jugée sur ses actes, et non sur ses formalismes. En effet, les employés perçoivent le sérieux de l’entreprise lorsqu’elle réagit avec fermeté et sans ambiguïté face à des managers toxiques, identifiés sur la base de faits, quel que soit leur niveau hiérarchique.

Comment identifier des managers toxiques ?

Tout d’abord, il faut rappeler à tout supérieur hiérarchique qu’il doit être vigilant sur les comportements de ses propres managers. Il doit être attentif aux signaux faibles qui peuvent remonter des équipes, en se rendant régulièrement sur le terrain. Il peut également utiliser les moments informels, tels que les pauses café, les déjeuners ou les déplacements professionnels, pour créer des liens de confiance avec ses collaborateurs. Si la confiance est établie, il pourra alors être plus à même de détecter un manager toxique dans ses équipes. Il pourra ensuite creuser le cas et le traiter si nécessaire.

Cependant, cette démarche n’est pas toujours facile. En effet, le supérieur hiérarchique n’est pas toujours présent sur le même lieu de travail que ses subordonnés managers. Les contacts de confiance sur le terrain sont donc parfois difficiles à établir.

Dans ce genre de cas, Michelin propose un autre levier : le recours au service du personnel (SP). Ce service, qui est distinct de la hiérarchie opérationnelle, est chargé d’enquêter sur les plaintes des salariés. N’importe quel salarié peut contacter son correspondant au service du personnel pour signaler un problème managérial. Si plusieurs salariés se plaignent d’un même manager, le diagnostic est plus facile à établir et le manager toxique peut être identifié plus facilement.

Ce levier est puissant et est utilisé très régulièrement ; pas seulement pour des managers toxiques, mais aussi pour des incompatibilités de caractère entre manager et managés, ou plus simplement et plus couramment pour des besoins d’évolution des personnes. Bien sûr, le SP a le pouvoir d’agir auprès du manager toxique et d’aider le collaborateur à se repositionner (sans risque d’impact sur sa carrière) dans une autre entité. En effet, il est important de sécuriser et de protéger celui qui ose dénoncer un manager toxique.

Le troisième moyen pour identifier un manager toxique est l’enquête anonyme, réalisée chaque année auprès de l’ensemble du personnel. Cette enquête demande aux salariés, entre autres, leur avis sur leur manager. L’entreprise garantit l’anonymat des réponses. A noter qu’il est demandé à chaque manager de partager avec son équipe l’appréciation qu’il a reçue personnellement suite à cette enquête. Cette approche a permis de faire des progrès indéniables.

Le droit à la parole

Dans les ateliers (physiques) de Michelin, il a fallu du temps pour gagner la confiance des ouvriers, pour qu’ils croient à l’anonymat de l’enquête. Une fois cette confiance acquise, ce système a permis de libérer les personnes et donc de libérer la parole, tant positive que négative. Cette enquête annuelle est un véritable plus et un révélateur de l’ambiance, saine ou malsaine, dans un atelier. Plus qu’une enquête, elle peut aussi être un SOS. L’écoute est réellement prise en compte. Deuxième atout, et non des moindres, les résultats viennent bien du terrain, qui est toujours le miroir de la vérité.

Cependant, cette enquête n’est pas fiable à 100 %. En effet, il est très difficile de garantir l’anonymat, en particulier lorsque le nombre d’équipiers est trop faible. Dans ce cas, il n’y a donc pas de retours faits aux managers de petites équipes.

Enfin, si le hiérarchique supérieur n’a rien vu, si on n’ose pas aller le voir, si le recours au correspondant SP ne fonctionne pas comme prévu, et si l’enquête annuelle ne permet pas non plus de révéler les piètres managers, il reste la possibilité d’appeler une « ligne éthique ». Sur cette ligne, chacun peut faire part de comportements inacceptables observés. L’entreprise s’est bien organisée pour traiter sérieusement ces appels en déclenchant des enquêtes sérieuses et factuelles, avec des ressources dédiées.

Quand Michelin apprend de l’expérience ouvrière

En complément, le groupe Michelin a souhaité, suite à la publication du premier livre de Jean-Michel Frixon, organiser des échanges entre les managers de ses usines françaises et l’auteur. L’objectif était de sensibiliser les managers à l’impact négatif d’un management toxique et à l’impact positif d’un management de qualité.

Les managers ont pu constater que la même équipe d’opérateurs, avec les mêmes équipements et la même mission, peut passer d’un désengagement total à un engagement remarquable, simplement en changeant de manager. Ils ont pris conscience de cette réalité en écoutant le témoignage chargé d’émotions de Jean-Michel Frixon (« L’ouvrier qui murmurait à l’oreille des cadres », Nombre 7 Éditions, 2023)

Forts de l’impact positif de ces échanges, le groupe Michelin a décidé de remodeler ses formations managériales. Désormais, des salariés seront invités à partager leur vécu avec les managers et les futurs managers. Ils parleront de leur expérience avec leur cœur et leurs émotions, sans slides. Cette démarche est destinée à être déployée à l’échelle internationale, dans toutes les usines du groupe.

Trois leçons importantes à tirer

Il est difficile de conclure cette chronique après des témoignages aussi forts. Mais force est de constater que le management toxique n’est pas éradiqué dans nos entreprises, comme en témoigne la croissance continue du burn-out (OCM : «Les chiffres du burn-out en France » 19 septembre 2023).

Néanmoins, l’expérience de Michelin permet de tirer trois leçons importantes :

  1. Un bon projet et une culture bienveillante d’entreprise sont indispensables, mais ils ne suffisent pas à garantir l’absence de management toxique. Il faut sans cesse informer, éduquer et, si nécessaire, sanctionner.
  2. L’exemple vient d’en haut. Comme le dit l’adage d’Érasme, « le poisson pourrit par la tête ». Il est donc essentiel d’éradiquer le management toxique à tous les niveaux de l’entreprise.
  3. Les formations sont importantes, mais elles doivent être plus que des cours théoriques. Comme le dit Jean-Christophe Guérin, « on apprend mieux par le cœur que par cœur ». Il est donc nécessaire de favoriser l’implication émotionnelle des participants.

https://www.hbrfrance.fr/management/contre-le-management-toxique-les-lecons-dune-experience-ouvriere-chez-michelin-60390

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