Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, zones franches, exonération de la taxe foncière, facilités comptables, niches et allégements en tous genres : au fil des décennies, les pouvoirs publics ont taillé un environnement fiscal et réglementaire sur mesure pour le patronat, sans aucune contrepartie. L’État-providence fonctionne donc très bien… pour les entreprises.
par Christian de Brie, ancien professeur à l’Université de Reims
Il y a plus de cinquante ans, commentant la réduction de moitié de l’impôt sur les bénéfices des sociétés, le patron des patrons de l’époque lâchait : « Les carottes n’intéressent pas le patronat. » Depuis, les chefs d’entreprise n’ont cessé d’en croquer par pleins paniers, jusqu’au dernier président du Mouvement des entreprises de France (Medef), M. Pierre Gattaz, fanfaronnant en 2015 qu’en échange de quelques bottes supplémentaires (le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, CICE) on allait créer un million d’emplois. Les carottes ont été livrées. Pas les emplois.
La rhétorique est bien rodée. Un : ne jamais reconnaître avoir bénéficié d’un avantage fiscal, sinon du bout des lèvres et comme une maigre compensation, avant de demander une réduction beaucoup plus importante. Deux : toujours se plaindre des « charges » écrasantes pesant sur les entreprises. Ce discours patronal porte ses fruits : les mesures fiscales favorables s’accumulent… sur le dos de la collectivité.
Seul impôt d’État direct pour les sociétés de capitaux, l’impôt sur les sociétés (IS) est censé taxer annuellement le bénéfice, c’est-à-dire l’enrichissement net d’un exercice sur l’autre, au taux officiel de 33,33 % (1). En réalité, une chimère…
Tout d’abord, les règles ainsi que les pratiques comptables et fiscales permettent aux entreprises de minimiser le bénéfice imposable, qui n’a que de lointains rapports avec les profits réels. Ensuite, les politiques des gouvernements successifs ont accordé aux sociétés des allégements, dispersés dans un grand nombre de niches, censés les inciter à adopter tel ou tel comportement ou à améliorer leur compétitivité. De plus, les entreprises jouent le rôle d’auxiliaires du fisc, en tant que collectrices d’impôts et de cotisations sociales dont elles tirent quelques avantages. Enfin, tandis que les petites et moyennes entreprises (PME) bénéficient d’un taux réduit à 15 %, les pratiques d’optimisation et d’évasion fiscales permettent aux grands groupes de fixer eux-mêmes le montant de l’impôt qu’ils consentent à payer. Le bénéfice fiscal s’établit comme la différence entre les profits réalisés et les charges déductibles. En minimisant plus ou moins légalement le montant des profits déclarés et en gonflant celui des charges, l’entreprise peut ramener l’assiette de l’impôt à la dimension d’une soucoupe. Si on laisse de côté les pratiques frauduleuses de fausses factures et de ventes sans facture, deux postes de charges offrent en particulier de nombreuses possibilités : les provisions et les frais généraux.
Empilement de mesures désordonnées
Les provisions sont l’un des régimes les plus riches de la fiscalité, où l’imagination des pouvoirs publics vient au secours de celle, pourtant fertile, des entreprises. Ouvertes à toutes ou réservées à certaines ou à une poignée de secteurs privilégiés, elles se déclinent sous les formes les plus diverses : provision pour dépréciation, pour hausse des prix, pour fluctuation des cours, pour dépréciation du portefeuille-titres, pour risques afférents à des opérations de crédit, pour litige, pour créance douteuse… Ainsi, lorsque, en 2014, la justice américaine condamne BNP Paribas à une amende de 8,9 milliards de dollars, la banque française provisionne les frais de procès et d’avocats, avant de les « consolider en charges déductibles du bénéfice imposable ». Traduction du jargon comptable : un tiers du montant sera alors payé par la collectivité…
Quant aux frais généraux, il s’agit d’un fourre-tout extensible à volonté. À côté des charges d’exploitation bien réelles, on y trouve des dépenses dont on peut douter qu’elles soient utiles ou nécessaires à la réalisation du bénéfice. C’est le cas, en particulier, des dépenses des dirigeants transformées en charges d’exploitation, puis en éléments du prix de revient, et supportées en fin de parcours par le consommateur : un transfert légal sur les plus faibles des dépenses des plus favorisés.
Car les hauts cadres ont des goûts exigeants : hôtels de luxe, meilleurs restaurants, première classe dans les avions, limousines de fonction, cartes de crédit maison, sièges sociaux opulents, galas et réceptions somptueux, villégiatures de rêve. Séminaires, colloques ou réunions stratégiques ont plus souvent lieu dans des bâtiments historiques rénovés proches de terrains de golf, voire dans les meilleures stations de sport d’hiver, que dans des banlieues industrielles. L’État prête d’ailleurs son concours en louant les joyaux du patrimoine national pour les réceptions éblouissantes des dirigeants de grandes entreprises : Sainte-Chapelle, château de Versailles, Musée du Louvre… Un exemple parmi tant d’autres : en avril 2017, M. Bernard Arnault, première fortune de France, a reçu à dîner une brochette de deux cents invités de marque dans la prestigieuse salle des États du Louvre, entre La Joconde, de Léonard de Vinci, et Les Noces de Cana, de Véronèse, pour le lancement d’un modèle de sac Louis Vuitton. À la charge de l’entreprise, c’est-à-dire en partie à celle des contribuables.
Inventorier l’ensemble des niches fiscales relève de la gageure. On en compte plusieurs centaines, qui ne bénéficient pas uniquement aux entreprises. Leur coût global s’élève à plusieurs dizaines de milliards d’euros par an, pour une efficacité que la Cour des comptes conteste.
À la multiplication annoncée des zones franches, véritables zones de non-droit fiscal, s’ajoute la concurrence acharnée à laquelle se livrent les collectivités locales pour attirer les investisseurs en soldant leurs impôts. Réduction de la contribution sociale de solidarité des sociétés, la C3S : de 1 milliard d’euros en 2015 et de 2 milliards en 2016 ; exonération partielle ou totale de la taxe foncière ; sans parler des aides, subventions et prêts bonifiés, ou de la mise à disposition à prix cassés de zones industrielles et commerciales tout aménagées.
La fiscalité des entreprises consiste en un empilement désordonné de mesures de circonstance, prises sous la pression du patronat, sans cohérence ni évaluation sérieuse du rapport coût/efficacité. Tout se passe comme si les pouvoirs publics s’étaient résignés à brader au profit du privé leurs moyens d’intervention et leurs obligations d’assurer une équitable répartition des prélèvements fiscaux et parafiscaux. En témoignent les importantes réductions d’impôts consenties aux entreprises qui investissent dans l’humanitaire, le sport ou la culture, et dont les champions du CAC 40 savent si bien profiter pour se donner une image d’acteurs généreux et désintéressés… aux frais des contribuables (2).
De plus en plus coûteux, le crédit d’impôt recherche (CIR), de 5,5 milliards d’euros en 2016, ne donne lieu à aucune vérification sérieuse et régulière. Certains s’en servent pour financer des « recherches » en marketing ou en publicité, ou tout simplement pour alimenter leur stratégie en matière d’évasion fiscale.
Beaucoup plus considérable et dispendieux : le CICE, mesure-phare du « pacte de responsabilité » du précédent quinquennat, entré en vigueur en 2013, dont la facture a explosé. Il est passé de 6,43 milliards d’euros en 2014 à 12,6 milliards en 2016 et à 15,7 milliards en 2017. Un coût exorbitant pour un résultat décevant. Dans son cinquième rapport, en octobre 2017, le comité de suivi estime qu’il aurait permis de sauvegarder ou de créer de trois mille à… cent mille emplois. Autant dire qu’on n’en sait rien, sinon qu’il coûte plusieurs centaines de milliers d’euros par emploi !
Environ 80 % du prélèvement obligatoire global (POG) — en particulier la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et les cotisations sociales — est prélevé chaque année par l’entreprise, sur le consommateur et le salarié, pour le compte de l’État, des collectivités locales et des organismes sociaux. Ainsi, les pouvoirs publics sous-traitent au secteur privé l’essentiel des prélèvements, et bientôt davantage encore quand l’impôt sur le revenu sera retenu à la source. Intermédiaire obligée, l’entreprise joue le rôle des fermiers généraux de l’Ancien Régime. Comme eux, privilège de la charge, elle en tire parti : banquier, mais pas philanthrope.
Suppression de la taxe sur les dividendes
Jusqu’à ce qu’elles soient reversées aux destinataires, les sommes collectées demeurent gratuitement à la disposition de l’entreprise. Durant un temps variable, d’un à plusieurs mois suivant les prélèvements concernés. Portant sur des centaines de milliards d’euros, l’avantage de trésorerie vient gonfler la marge brute (le cash-flow). Pour en optimiser la gestion, on pourra utiliser les cotisations sociales prélevées sur les salaires pour des spéculations boursières.
Sous la Ve République, la politique fiscale a toujours cherché à privilégier la grande entreprise nationale en favorisant les investissements — par des incitations, des déductions, des abattements, des réductions, des régimes spéciaux — et la formation de grands groupes par fusion et absorption, apport partiel d’actifs, constitution de holdings, sociétés mères et filiales. Avant de s’apercevoir que, avec la libre circulation des capitaux, les privilèges fiscaux bénéficiaient aussi aux multinationales susceptibles de prendre le contrôle des groupes français, et exigeant retour sur investissement par compression des coûts, licenciements et délocalisations. Avec l’accord et la complicité du patronat national, qui participe activement à l’optimisation fiscale — la « fraude légale », devenue un des objectifs majeurs de la « bonne gouvernance ». Avec l’aide coûteuse de cabinets d’avocats, de comptables, de fiscalistes, de consultants spécialisés, on construit une structure juridique par un enchevêtrement complexe de holdings, sociétés mères, filiales, sous-filiales et participations croisées permettant de transférer l’essentiel des bénéfices dans les pays à fiscalité réduite et dans les paradis fiscaux. Dans le même temps, des nuées de prédateurs en libre circulation mondiale, fonds vautours et fonds de pension, se ruent sur les entreprises à dépecer, siphonnant la trésorerie, liquidant les actifs, bradant les brevets, avant de prendre la fuite.
En réalité, le rendement net de l’IS, « le plus lourd du monde » selon le patronat, n’atteint pas la moyenne des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Il a fortement baissé au cours des dernières années, alors que les bénéfices des entreprises n’ont cessé de croître. La baisse programmée du taux de l’IS, de 33,33 % à 25 % d’ici à 2022, sans révision de l’assiette, profitera surtout aux grandes entreprises, dont le taux effectif d’imposition est déjà systématiquement inférieur à celui des PME.
Il s’agit cependant là de taux assez théoriques : ils peuvent être largement inférieurs, voire nuls pour nombre de multinationales opérant en France. Car les données fournies ne tiennent pas compte des pratiques d’optimisation fiscale et d’ingénierie financière. L’agence France Stratégie a calculé par exemple que le rapport entre impôt et profits (hors États-Unis) dégageait un taux effectif d’imposition de 8,6 % pour Google et de 3,7 % pour Apple.
Dans un environnement prédateur qui ne se soucie guère de l’investissement, mais plutôt de la valeur actionnariale, la réduction de l’IS, la suppression de la taxe sur les dividendes de 3 % instaurée en 2012 (3) et la suppression de la dernière tranche de la taxe sur les salaires permettront de verser davantage de dividendes. En 2016, 45,8 milliards d’euros ont déjà été distribués, soit 57 % des bénéfices. Et ce sans effet notable sur l’emploi et l’investissement, mais avec une hausse des inégalités.
Les allégements fiscaux et parafiscaux annuels n’ont cessé de croître, passant de 11 milliards d’euros en 2014 à 34,5 milliards en 2017. Avec 101 milliards d’euros cumulés en quatre ans, l’assistanat aux entreprises, dont profitent surtout les plus grandes, bat tous les records. Une charge écrasante pour la collectivité.
Christian de Brie
(1) Depuis le 1er janvier 2018, le taux est ramené à 28 % pour des bénéfices inférieurs ou égaux à 500 000 euros. À cette disposition s’ajoutera en 2019 la baisse du taux à 31 % au-delà de 500 000 euros.
(2) Lire « Votre percepteur est coté en Bourse », Le Monde diplomatique, mai 2016.
(3) Invalidée par le Conseil constitutionnel en octobre 2017, elle doit être remboursée aux entreprises. Coût pour le contribuable : environ 10 milliards d’euros